Chapitre I : Scarface, une vibrante illustration d’un capitalisme arbitraire
Bien au-delà du film de gangsters, Scarface est une brillante dénonciation du capitalisme. Un long-métrage dont les couleurs flamboyantes rappellent toute la démesure criarde du système libéral américain, happé par le fléau de l’individualisme, de la cupidité et du consumérisme à outrance.
Des exilés au sein de l’exil
Comme pour Fight Club, les critiques n’ont pas cerné l’énorme force cinématographique de Scarface à sa sortie en salles en 1983. Devenu culte, notamment grâce au soutien incontestable des piliers du hip-hop et du rap dans les années 90, ce classique de Brian de Palma a le mérite de revitaliser le gansta’ movie dans un nouveau style baroque et emphatique. Un genre si atypique que la plupart des spectateurs ont retenu des couleurs vives, criardes et quasi indigestes, représentantes d’une époque kitch et de tous ses déboires : les années 80 aux États-Unis.
L’ère du dérèglement social. Fraîchement arrivé du port de Mariel (Cuba), c’est dans ce contexte que le protagoniste principal, Tony Montana, émigre en Floride en 1980, après une amnistie du gouvernement cubain. Dans un environnement hostile et raciste, cet ancien détenu libéré des geôles des communistes obtient son autorisation de résidence et son billet pour une supposée petite part du rêve américain.
Comme 125.000 marielitos, il embarque dans un voyage périlleux vers Miami et se fonde dans cet exode massif orchestré par Fidel Castro, en pleine guerre froide. “Nous n’en voulons plus !”, scande le leader communiste dans les toutes premières images du générique.
Scellé entre Washington et La Havane dans un climat de vives tensions, cet accord permet aux ressortissants cubains de retrouver leurs proches et par là même, de chasser la « pègre » des prisons et les « contrerévolutionnaires » indésirables du régime. C’est ainsi que des milliers de “criminels” (pas tous !) comme Tony sont soudainement libérés.
Une évacuation de réfugiés hasardeuse et sans précédent à destination d’un pays plombé par un capitalisme inévitablement dysfonctionnel, malgré le mandat Carter, un démocrate au bureau ovale. Le gouvernement et une partie de la population “accueilleront” ces immigrés dans un univers profondément discriminatoire : ils n’y voient qu’une vague de voyous, ou une main d’œuvre bon marché.
Incarné par Al Pacino, Tony Montana fait partie de cette classe déclassée : ni cubaine puisque chassée, encore moins américaine, puisque rejetée…. Des exilés au sein de l’exil, dira-t-on. Pour une bonne partie de ces marielitos qui ont traversé les courants agités du détroit de Floride, s’ensuit une longue descente aux enfers, rythmée par tous les extrêmes.
Le Marielito de Miami :
Al Pacino a de nouveau percé l’écran 11 ans après le premier chapitre du Parrain, dans lequel il incarnait Michael Corleone, le revers de Tony Montana. Du mafieux élégant et impassible au caïd tapageur et impulsif, l’acteur offre dans Scarface un tableau amer de l’excès sous tous ses angles à contre-courant de la réussite stable et progressive de la dynastie Corléone.
Les éloges ont été tardives pour Scarface, en grande partie parce que la critique a retenu dans un premier temps un long-métrage caricatural, où la violence est gratuite voire adulée. “Ce film est peuplé de caricatures”, écrivait en 1983 The Hollywood Reporter, pointant une version fade de l’originale Scarface de Howard Hawks (1932). Vulgaire pour certains, cruel voire raciste pour d’autres, les plumes dénonçaient une stigmatisation du communisme et des réfugiés cubains. Pourtant, le scénario élaboré par Oliver Stone n’ébauche qu’une vague critique du régime ultra-socialiste au travers des frustrations passées de son protagoniste, et souligne davantage une représentation acerbe et détestable des aspirations libérales.
On comprend dès les premiers instants qu’il n’y a pas de place pour Montana dans le soi-disant eldorado américain des années 80. Époque pendant laquelle les aides sociales sont réduites à des miettes tandis que la Défense fédérale voit son budget gonfler. Une ère de déréglementation menée sous la coupe du Démocrate Jimmy Carter qui tente de contenir l’inflation via des mesures particulièrement conservatrices au détriment de l’emploi. Explosion du chômage, baisse des revenus, hausse de la criminalité et de la corruption…
Dans ce climat de crise, les marielitos sont “pris en tenaille entre le pouvoir répressif communiste et le prétendu » idéal américain, comme le décrit Steven (qui incarne Mani), lui-même fils de réfugié cubain (Le Monde). Les immigrés n’auront d’autres choix que d’accepter des jobs sous-payés ou des trafics mortels en guise de green card. Et encore, pour ceux qui ont réussi à rejoindre les côtes américaines sains et saufs.
À son premier job de trafiquant de cocaïne, Tony Montana montre les signes de cette rage épuisante et de cette soif insatiable, malgré son statut de « fraîchement débarqué du barco ». Lorsqu’Omar Suarez, petite crapule sous la coupe du très puissant Frank Lopez, lui propose 500 dollars comme à un vulgaire débutant, ce personnage flamboyant, porté par cet acteur de génie, rétorque comme une balle :
“Pour qui vous me prenez, pour un porte-valise ?”.
C’est avec toute cette arrogance qu’il se lance dans le trafic de drogues, d’abord à échelle locale puis continentale. Une quête insouciante faisant écho à la violence même de ce système libéral ivre et au bord du gouffre, incapable d’absorber la pauvreté qu’il a elle-même créée. Dans cette jungle dérégulée, le protagoniste se positionnera en miroir face à cette matrice d’inégalités.
“Vous ne me donnez rien, alors j’irais le prendre”, voilà sa philosophie animale, celle qui justifiera tous ses actes.
La suite à venir dans notre dossier “Scarface : le rêve du cauchemar américain ».
Florise Vaubien
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